Depuis la mansarde, on ne ratait rien du spectacle qui se déroulait dans l’aile d’en face. Et quand l’âtre était éteint, il faisait office de tunnel à sons sur ce qui se passait dans les étages inférieurs.
Non, quand bien même il l’aurait voulu, Alban ne ratait jamais rien des éclats de verre, du bruit du cuir claquant, du son que faisaient des phalanges imprimés dans de la chair. Même lorsque Magda la cuisinière pressait ses mains sur ses oreilles, pour qu’il n’entende pas les cris.
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_ De quel côté places-tu la fourchette ?
_ Je…je ne sais pas…
_ Allons, c’est la troisième fois que je te le répète. Ne comprends-tu donc rien aux arts de la table ? Allez, concentre-toi…
Alban desserra le nœud lavalière de sa livrée de serviteur, et regarda son père droit dans les yeux, exprimant toute sa détresse.
_ Père…Je…
_ Pas maintenant Alban. Concentre-toi. Tu dois être capable de remplacer n’importe quel autre serviteur en cas de problème. Rappelle-toi : lorsque tu prendras ma place, tu seras celui qui contrôle tout dans ce château, tout le monde comptera sur toi pour leur dire ce qu’ils doivent faire et pour les corriger dans leurs erreurs. La cuisine, le ménage, la blanchisserie, l’économat, tout ce que tu délègueras, tu devras tout de même le connaître et pouvoir remplacer n’importe quel grouillot à son poste, de la lavandière au gars de sauces, tu dois même être capable de remplacer le chef de cuisine dans les cas extrêmes. Tu seras majordome, et c’est une véritable responsabilité.
_ Mais je ne veux pas le servir !
L’homme, dans sa livrée impeccable, regarda son fils avec compassion. Il savait ce que son fils ressentait, et il ne pouvait pas le blâmer. Il parla d’une voix douce.
_ Alban… Je sais que notre maitre est… Enfin, peu importe ce qu’il est. Nous avons servi ces armoiries depuis des générations. Nous ne sommes peut-être pas de nobles guerriers perchés sur de fiers alezans, nous ne manions peut-être pas le fer, mais cela ne veut pas dire que nous n’avons pas notre dignité et nos traditions. Nous sommes majordomes, de père en fils, et nous sommes fiers de notre profession, parce que nous l’accomplissons à merveille. C’est ainsi, c’est dans notre sang, tout comme il est dans le sang des nobles d’être ce qu’ils sont. Le Baron… quoi qu’il soit, il n’est qu’un homme, et les hommes s’effacent devant le passage du temps. Le blason lui survivra, et c’est le blason que nous servons. C’est nous qui le faisons reluire. Nous ne sommes pas nobles, mais nous sommes ceux qui font la noblesse.
Puis, il s’éclaircit la voix et repris son ton professoral.
_ Bien, nous allons en rester là pour la table, et retourner à l’étude œnologique à la cave. Mais attention, tu recraches le vin cette fois, garnement !
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Elle courait sous la pluie, salissant ses couteux vêtements. Du sang coulait de sa lèvre. Alban la regardait depuis l’étable, où il aidait au nettoyage des écuries. Elle ne devait même pas connaitre son nom, lui qui la plaignait tant et qui adressait des prières pour qu’elle soit en paix. Ils avaient joué ensemble, enfants, il s’en souvenait clairement car il avait été puni pour ça.
Il avait encore la cicatrice.
Aujourd’hui, il ne se permettrait pas de lui adresser la parole. Lui répondre si jamais elle venait un jour à lui parler, voilà son seul droit envers la jeune Rose. Jamais il ne pourrait lui dire qu’il savait. Car il savait pourquoi elle agissait avec tant de défiance envers son père, il avait compris qu’elle détournait les coups sur elle pour soulager la maitresse des lieux. Elle était la véritable noblesse, celle qui se sacrifie, celle qui allait au combat au mépris des conséquences personnelles, pour défendre l’opprimé, pour servir une cause juste. Cette jeune fille, presque une femme, si magnifique dans son apparence et dans ses actes, était peut-être la seule lueur d’espoir dans la résignation de celui qui serait un jour le majordome de la famille…
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Elle était partie. Elle avait laissé un mot à Jolian, un des garçons d’écuries, il avait vu son sac bien rempli. Les hurlements de la famille, les chuchotements du personnel, le cliquetis de l’équipement de l’équipe de recherche, tout les sons qui baignaient le château dans un vacarme qui aurait écorché plus d’un tympan n’arrivaient qu’étouffés aux oreilles de Alban. Choqué…mais soulagé, surpris sans vraiment l’être, le jeune homme était dans un état second. Il voyait son avenir, clairement, avec son père amoindri et malade, peu de temps le séparait du moment où il allait devenir le majordome d’un baron furieux. Il ne pouvait pas voir ça. Il ne pouvait pas servir cette noblesse. Il savait de quel côté allait la fourchette, il pouvait reconnaitre les bons vins et savoir les classer dans l’ordre des plats servis, il savait annoncer des invités sans se tromper sur l’ordre des titres, gérer la logistique complète d’un château, mais il savait surtout qu’il ne voulait pas faire ça pour cet homme. En fait, il savait même qu’il ne voulait faire cela pour personne d’autre que pour Rose.
Alors quelques semaines plus tard, lui aussi, il partit.
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Citria. Elle n’était pas allée bien loin. Il suivait la berge du fleuve le menant à la route quand un scintillement sur la berge attira son regard. Il s’approcha, et constata qu’il s’agissait d’un poignard. Mais pas n’importe quel poignard. Les armoiries le frappèrent au visage.
« Je suis un majordome. Je suis fier de ce que je sais faire. Alors je servirai cette famille, selon la tradition. Je la servirai elle. »
Il testa le tranchant de lame, déjà un peu émoussé par la rouille.
«Je servirai. Jusqu’au bout. »