_Trois Lunes_
Quelque part dans l’Âme de Morgane,Sa longue tresse ocre chevauchait le vent, prenant pour rênes les mèches frondeuses de sa frange. Elle portait un zat, bien qu’elle ne sache pas ce que le mot signifiait : elle devina aisément qu’il désignait cette tunique couleur garance. Ce vêtement aurait d’ailleurs attisé la fureur de l’Inquisitrice Funèbre. Il était si léger, agréable à porter….et ce fut avec une certaine horreur qu’elle eut l’impression qu’il lui collait parfaitement au corps.
Un horizon de cendres se présentait à elle, dans toute sa splendeur décoloré. Seul le Ciel sanguin étendait sur la terre qu’elle foulait des reflets pourpres présages de mauvaises augures. Néanmoins, la jeune femme reconnut parfaitement la Région. Elle leva son bras gauche pour mettre sa main en visière. De ce mouvement subtil, le léger tissu dévoila la courbe nue de son sein. Sa vue était incommodée par le brouillard de flétrissure qui errait dans la région; aussi, plissa-t-elle les yeux écrasant ses deux orbes d’azur entre les rideaux noirs de ses cils.
« Citria… » murmura-t-elle, stupéfaite de reconnaître la province de la Blanche, dévastée par le chaos et la désolation. Oh ce n’était pas une guerre qui était passée par là, mais bien plusieurs avec leur suite d’épidémies, de famines et de promesses empoisonnées qu’un monde meilleur se trouvait derrière nos yeux quand ceux-ci étaient clos…à jamais. La survivance de la forêt se faisait au travers de quelques troncs consumés, serrés les uns contre les autres. Et bienheureux était l’arbre mort qui avait conservé ses branchages noircis. Elle refusa un instant de bouger. Et si c’était un piège odieux ? Alors, lui sembla-t-il, celui qui le tendait mériterait une mort à la hauteur du leurre. Cette brève assurance lui permit de descendre la colline où elle était apparue, comme dans un songe, pour rejoindre un chemin en terre battue. Ses pieds nus se salirent des immondices composant le sentier.
Mais la route s’éternisait, paysages ravagés après paysages ravagés. La promesse d’apercevoir un jour les remparts de sa Cité natale se brisa contre cette Eternité. S’arrêtant au cours de son interminable trajet, elle mit ses mains en porte-voix :
« Y’a-t-il quelqu’un ? »hurla-t-elle.
A son grand soulagement, sa voix n’eut pas d’écho. Ses mots ne lui revinrent pas, ce qui voulait dire qu’ils étaient arrivés quelque part.
Les nuages se pressèrent brusquement, aussi vermeilles que le Ciel qu’ils obstruaient. On les aurait cru gorgés de sang, prêts à abattre sur la misérable âme égarée leur torrent d’hémoglobine dont ils ne supportaient plus le poids. Elle, indifférente à ce climat, poursuivit son périple. Elle avait chaud. Le vent d’ici n’était que le souffle d’un brasier : celui de l’enfer grognant plus haut. Il éparpillait braises et cendres torrides sur les terres stériles des alentours, brûlant légèrement les jambes de l’Hastane. Mais elle n’avait pas mal. Elle se rappelait, à présent, qu’en cet univers retourné : la douleur ne comptait plus. Elle se mit alors à courir, embrasant ses poumons d’effort : elle s’envola presque. Le Soleil, si tant était qu’il y en subsistait un, déclinait au fur et à mesure de la course de la mortelle. Elle trébuchait par moment, perdait son équilibre et manquait de se rompre le cou. Enfin, l’ombre froide des remparts de Citria la recouvrit. Essoufflée, elle s’arrêta en écarquillant les yeux. La pierre si claire qui composait les murailles tombait en décrépitude , et les créneaux formaient un étrange rictus. Sans plus attendre, elle approcha de l’entrée pour dégager la taule rouillée qui devait être une porte d’acier en des temps bien meilleurs.
Et bien sûr, elle ignora totalement les squelettes qui gisaient au sol et qu’elle dut enjamber avec indifférence pour pénétrer la Cité.
Des écuries, il ne restait plus que les abreuvoirs vides et du pavé qui quadrillait si droitement la ville ne demeurait que poussière et caillou. A la place du magasin général, un énorme cratère profond de plusieurs centaines de mètres - aux premiers abords au moins. Elle n’osa pas se pencher au-dessus de cette abîme. De toute l’architecture urbaine ne perdurait que le Magasin de Magie, en excellent état, l’Agora dont elle reconnaissait les arches au loin, et un peu du Palais Royal. Tout le reste n’était que des ruines romantiques tâchées de sang et criblées de coups désastreux. Arrivée à la fontaine, elle se retourna, l’expression figée dans la hargne qui l’avait toujours habitée. Et sa méfiance était d’autant plus grande, car pas après pas, elle ne sentait aucune impression d’être épiée ou suivie. Suis-je vraiment seule ici ? Se demandait-elle. Le vent hurlait, faisant agoniser les derniers débris pourris de cette ville. D’un pas pourtant assuré et certain, elle prit la route de l’Agora. Le visage dur, inexpressif.
Oh, les vieux démons commettent toujours de pathétiques erreurs.
Au sommet de l’Agora, la vue était imprenable. Morgane observait le spectacle en contrebas. Sur le trône du Roi, cette femme dont elle avait vague mémoire : couverte d’une longue toge obscure, seule sa cuisse droite nue s’en échappait dans un mouvement sensuel. Sa figure était ombrée par une large capuche et entre ses mains, mourrait les restes d’un cierge. Et la flamme, imperceptible…manquait de s’assoupir. La cire chaude coulait entre les doigts longs et fins du personnage statique. C’était comme revivre un souvenir. Elle descendit les marches pour se rendre au centre. Les Gradins étaient vides…la place était, quant à elle, aussi déserte qu’une étendu stérile et hurlante.
« Que me veut-on encore ?! » cria Morgane, en serrant ses poings pour contenir sa rage.
La silhouette fantomatique quitta son trône. Bien droite, son habit épais ne souffrait pas des caprices du vent et restait immobile à son souffle insolent. Elle paraissait hors du temps, et hors de toutes choses temporelles et mortelles. Il semblait même de notoriété, ici, que cette inconnue était au-dessus de l’Eternité. Et la chandelle qui dans un équilibre parfait trouvait un refuge vain dans les paumes de la femme couverte mourut, consumée par le Temps. La flamme s’éteignit dans un soupir.
Elle n’était plus.
Morgane se détourna, le Vent avait cessé. Elle reprit son errance à travers la ville. Ses pas la menèrent au port dévasté. L’Océan était noir et troublé par une tempête silencieuse. Les vagues crachaient leur écume sur les quais défoncés. Les cabanons des pêcheurs flirtaient dans leur ruines avec les épaves des navires jadis prestigieux. L’odeur du sel et du poisson avait disparu ici, comme toute promesse d’avenir. Il lui semblait que la guerre était finie depuis de nombreux siècles mais…à qui revenait la Victoire ? Qui à présent se déclarait Maître de cet Univers ?
« -Ma Dame… » souffla une voix familière. Tellement familière qu’à présent, elle lui paraissait étrangère.
Dans son dos,, une faille s’était ouverte dans le bois pourri des quais. Et s’en échappait des veloutes de fumée verdâtre, aux effluves trompeuses. Et dans cet étrange brouillard végétal s’était matérialisé l’ombre qui murmurait son nom. Ne te retourne pas, pensa-t-elle, Oh..ne te retourne pas. Mais elle ne réussit pas à se convaincre, et lentement fit face à l’homme qui l’avait appelé avec tant de douceur. Il n’y eut pas de consternation, ni de stupéfaction…c’était comme un immense soulagement qui s’emparait de son être. Elle ne voyait pas l’artifice autour de cette image tant désirée. Il était là, devant elle et rien ne lui semblait plus réel. Son propre cœur battait; elle le sentait pour la première fois.
« Sire Ambrosius…je vous ai laissé tomber… »
Liam secoua la tête, avec cette expression bienveillante qui le caractérisait si bien dans les souvenirs de Morgane. Et elle le trouva plus beau que tous les autres jours. Elle avait oublié à quel point il avait des yeux magnifiques.
« Tout est pardonné, ma douce Dame. » déclara-t-il, avec un triste sourire. « Vous n’avez plus besoin de souffrir davantage. Vous n’avez plus besoin d’être seule. Vous pouvez être à mes côtés une fois de plus et…pour toujours. »
Elle le contemplait, suspendue à ses lèvres. Sa joie était profonde, et son espoir très grand. Elle qui agonisait, se sentait sur le point de revivre :
« Co..comment ? » demanda-t-elle dans un souffle implorant. Il s’avança alors, la fixant avec amour :
« -Tout ce que vous avez à faire… » commença-t-il tout en s’arrêtant près d’elle.
Le vent hurla, puis se tut.
« -C’est mourir. » acheva-t-il dans un sourire.
Quelque part dans un cercueil de bois. Un cœur cessa de battre, progressivement. Les insectes nécrophages, grouillaient et pullulaient : alarmés.
Morgane tenta tant bien que mal de répondre au sourire de son aimé. Elle plaqua une main contre sa bouche, atterrée :
« -Je….je ne peux pas faire ça. » murmura-t-elle.
« -Vous pouvez. » la rassura Liam en élargissant son sourire. « Il n’y a rien à craindre. Tout ce que vous avez à faire, c’est prendre ma main…. »
Il tendit une main galante vers elle, tout en reculant vers l’Abysse d’où il était apparu.
« -Et venir avec moi. »
Elle regarda la main de l’Hastane, puis remonta ses prunelles sur sa figure bien faite qu’elle avait envie de prendre entre ses mains. Quelques cendres vertes vinrent flotter autour des doigts de Liam, tandis qu’il souriait à Morgane, l’incitait d’un regard à s’unir à lui, à le rejoindre…pour toujours. La jeune femme leva sa propre main, ne quittant pas du regard celle de son ancien promis. Sa peau effleura timidement la sienne.
Dans la réalité, le cœur de Morgane ne battait presque plus. Quelques insectes affamés et impatientant se mirent à écorcher des endroits de sa peau.
« Venez avec moi. S’il vous plaît. » insistait l’Ecuyer d’une belle voix.
D’Argon éloigna vivement sa main, la ramenant vers elle : l’expression ahurie. Liam fronça quelques peu les sourcils, tendant toujours la sienne :
« -Que se passe-t-il ma douce aimée ? »
« -Vous n’êtes pas Liam… » articula-t-elle, encore choquée.
« -Bien sûr que je le suis, » fit-il amusé, en baissant sa main.
« -Nisi, » le coupa-t-elle, « Liam ne me demanderait jamais de mourir.. Il me dirait de continuer à vivre. »
« -Regardez autour de vous, ma belle. Il ne reste plus rien dans le Monde des Vivants… » répliqua-t-il.
« -Vous mentez. Et si vous mentez, vous n’êtes pas réel. »
Elle secoua la tête, paniquée :
« Rien de tout cela n’est vrai.. » ajouta Morgane en reculant. « Je dois partir! »
Il disparut. Et derrière Morgane, un applaudissement retentit sinistrement. Elle écarquilla les yeux, et envoya une œillade par-dessus son épaule pour constater la présence de Morgane La Noire.
Retour à la Vie. Morgane inspira profondément, ouvrant les yeux bien qu’elle ne vit que Ténèbres. Les insectes s’agitèrent puis s’écartèrent, trouvant refuge dans les coins du cercueil, effrayés par les battements puissants du cœur qui s’était mis en branle. Elle leva ses mains tâchées de sang séché puis frappa conte le couvercle. Elle avait faim, elle avait soif mais ce n’était pas tant cela qui l’inquiétait. Elle manquait d’air.
Trois lunes déjà.
Trois…
Elle ne le savait pas, car elle avait oublié une partie de sa méditation, mais dans son âme trois failles, comme celle qui avait engendré le souvenir de Liam, s’étaient ouvertes. Une pour chaque Lune passée. L’une était le cratère du Magasin Général, au-dessus duquel elle avait refusé de se pencher. L’autre était au port et la dernière se situait à l’Agora qu’elle avait quitté après la mort du Cierge. Et de chacune s’élevait ce brouillard verdâtre et épais…c’était l’haleine des âmes Mortes, car ces Abysses - ou Abîmes, n’étaient d’autres que les fractures de son âme…brisée et tordue pour avoir un angle de vue modeste sur la Mort et son Royaume.