Dans l'éblouissante maison de campagne de feu l'Archevêque Louen Rimbaldi de Castelcerf, on célébrait en ce jour un repas d'adieu pour le jeune clerc Hadrien du même lignage.
Les acteurs de cette scène appartenaient autrefois à la tête de la société hastane. C'étaient d'anciens magistrats qui avaient donné la démission de leur charge, de vieux officiés qui avaient passés l'âge de l'exercice militaire et de vieux aristocrates ayant fait fortune en s'alliant avec les Rimbaldis.
On était à table et la conversation allait bon train. On discutait de ça de la situation économique en Citria, de là de certains progrès scientifiques, de ça des projets de fiançailles des uns et de là de certains discours patriotiques. Mais surtout, on en venait toujours à décortiquer fait par fait les erreurs et les bons coups des gouvernements passés, fauchant sans grande considération des noms illustres mais dévolus.
- Allons allons, dit Hadrien, nous nous étions promis qu'on ne parlerait pas aujourd'hui de mauvais souvenirs. À quoi bon récriminer sur des choses dans lesquelles la volonté de Dieu même est impuissante? Dieu peut changer l'avenir, mais ne peut pas même changer le passé. Ce qui nous appartient à nous hommes, c'est soit de le renier ou de jeter un voile dessus. Moi, je me suis séparer nisi seulement des opinions, mais aussi des souvenirs de la vieille époque, dus ais-je oublier l'illustre nom de mon père.
- Bravo! dit un vieux baron, prêchons l'avenir! Adorons notre jeunesse au mépris de nos vieilles carcasses qui datent d'Altaon. Oublions le passé, je ne demande pas mieux : mais qu'au moins Hadrien que vous soyez inflexible pour l'avenir.
- Hélas! Sire, dit Hadrien, ma profession et surtout les temps dans lequel nous vivons m'ordonnent d'être sévere. Et je le serai. Malheureusement, un substitut de procureur du roi arrive toujours quand le malheur est fait.
-Alors, c'est à lui de le réparer.
- Et je vous répondrai sire que nous ne réparons pas le mal, nous le vengeons voilà tout.
- Ô monsieur Hadrien, dit une jolie et belle femme pleine de coquetterie, tâcher donc de nous organiser un beau procès. Je n'ai jamais assisté au Tribunal et on dit que c'est un spectacle fort curieux.
- Fort curieux, vous dites vrai chère demoiselle. Car en vérité le procès est un drame véritable qui s'éloigne de beaucoup des drames tels qu'en peuvent écrire les écrivains modernes. L'homme qu'on voit devant nous, à la fin des représentations, retourne dans sa cellule où il y rencontre ses bourreaux. Pour les personnes sensibles, rien ne vaut ce spectacle et soyez certaine que s'il m'est possible je vous le procurerai.
Chaque procès est un duel, d'autant plus quand on requiert la peine de mort. Chaque coup doit ouvrir une brèche, créer une faille dans l'argumentaire de notre adversaire, tout comme dans le duel nos coups d'estocs cherchent un bout de chair à percer ou arracher.
Et avec ces beaux procès que désire mademoiselle pour satisfaire sa curiosité, et que je désire, moi, pour satisfaire mon ambition, l'avenir nous offrira sans doute quelques bons divertissements.
Moi-même, quand je vois dans l'oeil de l'accusé l'éclair de la rage, je me sens tout encouragé, je m'exalte: ce n'est plus un procès, c'est un combat. Et ce combat finit, comme tous les combats, par une victoire ou une défaite. Voilà ce que c'est que de plaider! Mais encore, songez donc à la sensation d'orgueil qu'éprouve un procureur du roi, convaincu de la culpabilité de l'accusé, lorsqu'il voit blêmir et s'incliner son coupable sous le poids des preuves et sous les foudres de son éloquence!
- Voilà qui est parlé, rétorqua un convive, aussi, vous avez surperbement mis tout cela en évidence lors du dernier procès. Vous savez, cet homme qui avait assassiné son père, eh bien vous l'aviez tué avant que le bourreau ne le touche.
-Oh! pour les parricides, dit la charmante jeune femme, il n'y a pas de supplice assez grand pour de pareils hommes; mais pour les malheureux accusés libertins?...
- Mais c'est pire encore, très gentille demoiselle, car le roi est le père de la nation et vouloir renverser ou tuer le roi, c'est vouloir tuer le père de cent mille hommes.
- Mais, repris la charmante demoiselle, il me semble qu'ils ne sont pas tous des tueurs. Allons Hadrien, auriez vous le coeur d'épargner ceux que je vous recommenderai?
- N'ayez crainte belle amie, retorqua le jeune clerc, il me serait trop souffrant de vous refuser une telle faveur.
Et le souper dura ainsi encore quelques heures. Quelques heures pendant lesquelles on échangea encore plusieurs balivernes. Si tant que cette pauvre bribe de conversation n'était au final qu'un épisode qui passerait vite à l'oubli. La vieille aristocratie avait ce don pour l'ironie du sort. Elle qui tirait son pouvoir du passé, oubliait si vite...